« Hamlet – Un portrait de famille », à l’Espace 44 – Lyon
Poster un commentaire17 décembre 2018 par nouvellesrepliques
Tragédie en musique
Une création Théâtre Ishtar
Mise en scène : Maïté Cussey
Distribution : Ariane Charalambos, Maïté Cussey, Louise Foret, Maud Louis, Manuela Malatestinic, Ulysse Mineo, et Lucas Jason Perrot
Scénographie : Leslie Calatraba
Création sonore : Robert Benz
Création lumière : Elias Benlarbi
Il est certaines pièces qui, au fil du temps, sont devenues, à force d’être jouées, rejouées, montées, décortiquées, adaptées de mille et une façons, de véritables mythes emblématiques de ce qu’est le théâtre ; parmi celles-ci, nombreuses sont les œuvres du « Barde », William Shakespeare, et trône sans doute à la première place parmi elles celle dont même les gens qui ne sont jamais allés au théâtre connaissent au moins un extrait, le fameux « être ou ne pas être », l’incomparablement célèbre Hamlet. Que ce soit sur scène, à l’opéra, au cinéma, ou même encore en japanimation, il doit exister des centaines, ou sans doute même des milliers d’adaptations de cette tragédie d’un prince du Danemark. Il est donc légitime de se demander, avant d’aller en découvrir une de plus, ce que celle-ci apportera de nouveau à une telle œuvre, ou encore si au contraire l’envie de « rafraîchir » un tel classique n’aura pas l’effet pervers d’en dénaturer le propos.
Et c’est avec bonheur que l’on découvre avec ce portrait de famille que nous propose le Théâtre Ishtar que non seulement la substantifique moelle d’Hamlet est bien présente dans cette nouvelle lecture de la tragédie, mais qu’il est de plus toujours possible d’en dégager de nouvelles interprétations, de mettre en lumière des enjeux souvent restés dans l’ombre auparavant.
Inscrivant sa mise en scène dans une démarche plus large visant notamment à bousculer la notion de genre au théâtre au travers d’une trilogie shakespearienne (les deux autres adaptations à venir étant Roméo et Juliette et Le Marchand de Venise), Maïté Cussey choisit de faire du rôle-titre une jeune femme au caractère bien trempé, dont l’esprit rebelle et le désir d’émancipation n’égalent que la loyauté à son défunt père et la rage vengeresse qui la consume. Ariane Charalambos l’incarne en alliant force et finesse, composant un personnage à la fois fidèle et nouveau, non pas un prince Hamlet joué par une comédienne, mais bien une princesse Hamlet pleinement femme, aussi gracieuse que mortellement dangereuse. Et dans le même esprit, d’autres personnages voient leur genre originel modifié, du duo Guildenstern – Rosencrantz à Laërte, en passant par le fossoyeur devenu fossoyeuse… Outre la volonté d’offrir par ce procédé à des femmes des rôles, traditionnellement réservés aux hommes car écrits comme tels, la démarche consistant aussi à rendre plus contemporaine une œuvre telle qu’Hamlet, met en lumière un déséquilibre au théâtre, qui, encore aujourd’hui, manque souvent de rôles féminins forts. Et force est de constater que, tant au niveau dramaturgique qu’en terme d’interprétation des personnages, l’inversion du genre n’ampute en rien l’œuvre originale, mais constitue à l’inverse un plus non négligeable. Elle crée l’opportunité non seulement de découvrir de nouvelles facettes de ces personnages bien connus, mais également d’explorer des enjeux et des rapports nouveaux. Ainsi, l’idylle contrariée d’Hamlet et Ophélie prend une couleur inédite de par leur appartenance au même sexe, tout comme les avertissements de Polonius à sa fille concernant le risque de perdre sa précieuse virginité en vain.
La mise en scène met également particulièrement en lumière les conflits de générations. Ainsi, tandis que Claudius, Polonius ou Gertrude, représentent un certain classicisme et le poids des traditions ancestrales, Hamlet, Ophélie, Rosencrantz et Guildenstern, représentent une nouvelle génération plus moderne, animée d’un désir de liberté et de passions bouillonnantes qui s’expriment dans une attitude délibérément rebelle et rock n’roll. Ce qui transparait non seulement dans leurs interprétations par quatre comédiennes à l’énergie turbulente, mais aussi par des tenues tirant vers le punk ou le grunge, et surtout par une présence fondamentale de musique et de chansons jouées en live sur scène tout au long de la représentation. C’est là l’une des belles réussites de ce spectacle que d’insérer, toujours à des moments judicieusement choisis, des morceaux très connus pour la plupart, qui mettent en lumière les émotions et pensées profondes des protagonistes. Une forme d’écriture originale, audacieuse et qui ne manque ni de piquant ni de finesse, et l’on prend un plaisir étonné et joyeux à reconnaître des chansons allant de Donna Summer à Queen en passant par Johnny Hallyday, Eurythmics, par la traduction d’une chanson de Madonna ou encore par une perle méconnue de Mylène Farmer, et ce toujours avec une grande justesse, au service des scènes qu’elles illustrent, parfois dans une énergie et un enthousiasme communicatifs, tandis qu’à d’autres moments c’est l’émotion la plus pure et la plus bouleversante qui sera ainsi partagée entre les personnages et le public.
Le choix d’une scénographie assez dépouillée, composée de cubes de pin modulables, est elle aussi au service d’une approche contemporaine de ce classique, permettant d’alterner d’une scène à l’autre une table de banquet, un cimetière, ou encore la scène sur laquelle se déroule la « représentation dans la représentation », qui prend ici la forme d’un concert au cours duquel les paroles des chansons interprétées par Guildenstern et Rosencrantz servent de révélateur des pensées des un.e.s et des autres, et permettent à Hamlet de sonder les réactions de Claudius et de sa mère et d’ainsi tremper sa résolution à venger son père.
Opérant de nombreuses coupes dans le texte original pour éviter l’écueil d’une tragédie interminable, mais en conservant intelligemment les passages essentiels à l’intrigue et à la compréhension des personnages, et insérant avec habileté et justesse de la musique rock, pop, et un esprit à la fois punk et baroque, le Théâtre Ishtar nous offre avec ce portrait de famille une Hamlet qui en deux petites heures, qu’on ne voit pas passer, nous fait vivre à la fois le drame écrit par Shakespeare, et la joie qu’ont les actrices et acteurs à le réinterpréter, et nous laisse en fin de représentation, comme transis par la vibrante émotion d’un Lucas Jason Perrot qui, en Horatio se demandant qui diable voudrait vivre éternellement, nous rappelle que « le reste est silence ».
Charles Lasry