Corps étrangers, Théâtre des Clochards Celestes – Lyon

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7 avril 2017 par nouvellesrepliques

Compagnie la Sub

Texte de Stéphanie Marchais

Avec : Titouan Huitric, Daniel Larrieu, Solenn Louër, Mathilde Panis, Paul Tronco

Mise en scène : Titouan Huitric

Création lumières : Nolwenn Delcamp-Riss

Création sonore : Antoine Briot

 

Aller voir « Corps étrangers » de Stéphanie Marchais, joué par la Compagnie la Sub, c’est évidemment aller voir une pièce de théâtre écrite et jouée pour être vue par un public pensant et sensible, mais c’est aussi découvrir l’histoire vraie qui a inspiré cette fascinante fiction. L’histoire de Charles Byrne, géant Irlandais de 2,30m qui, au XVIIIème siècle, était devenu la coqueluche de tout le Royaume Uni grâce à sa hauteur monstrueuse contrastant avec sa bonhomie et ses bonnes manières, quand il était sobre…

Ayant atteint une célébrité et une popularité phénoménales, qui lui valurent même d’être présenté au couple royal, il fascinait particulièrement la communauté médicale et scientifique, chacun formant des plans pour pouvoir étudier son corps une fois qu’il serait décédé. La très grande taille de Byrne était en effet due à un dérèglement hormonal causé par une tumeur particulière de la glande pituitaire, également responsable de tout un tas de problèmes de santé dont de terribles migraines.

Aucun traitement n’existant pour contrer ce dérèglement et ses effets néfastes, le Géant était bien conscient d’être malheureusement promis à une mort précoce. Chrétien fervent, il n’avait aucune envie de redevenir, par-delà la mort et pour l’éternité, un phénomène de foire comme il avait pu l’être de son vivant, et il prit donc des dispositions pour qu’un croque-mort, grassement rémunéré à cet effet, s’assure que son corps serait placé dans un cercueil scellé au plomb, lequel serait abîmé au large dans la mer…

Malheureusement pour Byrne, l’avide croque-mort avait été payé plus grassement encore par un médecin anatomiste nommé John Hunter, chirurgien attitré du Roi Georges III, plus obsédé que tout autre par la dissection et l’analyse de corps humains inhabituels, et donc particulièrement par la perspective de disposer du cadavre gigantesque. Le corps fut donc subrepticement remplacé dans le cercueil par des briques, et remis en secret à l’anatomiste sans scrupules. Celui-ci, après quelques années passées dans la crainte d’être découvert et poursuivi devant les tribunaux pour son méfait, finit par exposer le squelette de Charles Byrne dans une vitrine du Royal College of Surgeons, rebaptisé depuis the Hunterian Museum en son honneur…

Depuis, tout le monde peut aller admirer tout son soûl l’immense squelette, comme le fit en son temps l’actuelle Reine d’Angleterre, Elisabeth II. Exposition donnant lieu à une épineuse polémique. A-t-elle un quelconque intérêt scientifique (la raison occasionnant l’apparition de la fameuse tumeur de la glande pituitaire ayant été découverte grâce à des recherches génétiques sur le squelette du Géant en 2011), ou bien n’est-elle que l’indécente exploitation des restes d’un être humain, en contradiction totale avec ses dernières volontés ?

Au-delà de cette touchante histoire et de la polémique, Stéphanie Marchais s’inspire du Géant Charles Byrne, mais le rebaptise O’Well dans « Corps étrangers », elle décide d’en faire un homme très solitaire, vivant, aussi discrètement que possible pour un homme de sa stature, dans un petit village britannique. C’est Titouan Huitric, metteur en scène de cette adaptation de la pièce, qui prête son corps à ce personnage singulier. S’il n’atteint pas les 2,30m de Charles Byrne et de O’Well, sa grande taille (plus de 1,90m) et sa présence physique puissante au plateau, ainsi que sa voix grave et son jeu alliant force et sensibilité font de ces quelques centimètres d’écart un insignifiant détail.

O’Well vit dans une maison forcément trop petite pour lui, coincée entre deux maisons adjacentes. Dans l’une d’elles vit Mac Moose, apothicaire, avec lequel il entretient une relation amicalement cordiale. De l’autre côté vit Hunter, un médecin anatomiste que le Géant ne croise jamais. Il sait cependant, ou plutôt il sent que quelqu’un le veut, le suit, le traque… Mais il ne parvient pas à identifier cette menace diffuse. Le public, quant-à-lui, apprendra bien vite que le docteur est obsédé, tout comme le vrai médecin auquel le personnage doit son nom, par le corps, et plus spécifiquement encore par le squelette de cet homme à la taille incroyablement impressionnante. Il est déterminé, prêt à tous les sacrifices pour avoir l’occasion d’étudier et d’exposer le gigantesque cadavre, et ainsi profiter d’une gloire immense et inédite. Son obsession est telle qu’il néglige totalement sa femme, et sa fille Molly.

O’Well, de son côté, s’il vit de manière assez solitaire, à peine accepté et toléré par les habitants du village, auxquels il ne se mêle donc pas trop, n’est vraiment lié qu’à une seule personne, à qui il rend régulièrement visite… Au cimetière. Il s’agit de sa fille, décédée depuis plusieurs années déjà, mais avec laquelle il continue tout-de-même à dialoguer régulièrement. Elle lui répond en effet, et après avoir écouté ses confidences, lui donne son avis sur sa manière de vivre, ou de ne pas vivre sa vie !

L’une des premières choses qui séduisent dans « Corps étrangers », c’est la langue de Stéphanie Marchais, à la fois très littéraire et concrète, sublimement poétique et froidement brutale. Si les mots des personnages sont bien les leurs, et sont cohérents avec leurs personnalités et l’époque dans laquelle ils évoluent (on devine un début de XXème siècle), le texte est élégant et très évocateur d’images, parfois d’une grande beauté, parfois terriblement glaçantes et dérangeantes.

La mise en scène de Titouan Huitric met l’accent sur les ambiances. Habilement servies par les lumières de Nolwenn Delcamp-Riss, savamment dosées et judicieusement placées pour créer des images fortes et marquantes (jouant parfois sur la persistance rétinienne notamment), et par la création sonore jouée en direct par Antoine Briot, qui en adéquation avec les éclairages et avec le jeu des acteurs et actrices, ajoute une dimension supplémentaire aux séquences qu’elle habille, ces ambiances, dont l’effet immersif sur le public présent dans la salle est palpable, sont très cinématographiques et on y retrouve les saveurs familières des références que le metteur en scène assume et emploie avec succès, comme l’univers de Marc Caro et de Jean-Pierre Jeunet par exemple. On pense par moments à « La Cité des Enfants Perdus » ou à « Delicatessen », ou encore à un univers « burtonien » à la façon de « Big Fish » ou « Edward aux mains d’argent ».

A cet égard, la relation particulière qui unit O’Well à sa fille décédée, interprétée à la fois avec fraîcheur et avec autorité par Mathilde Panis, est particulièrement touchante et troublante à la fois. En effet, la jeune morte est bien plus vive, volontaire, mobile, que son père qui foule encore pourtant le monde des vivants… Alors qu’en lui tout semble lourd, lent, mûrement pensé et pesé,  elle est paradoxalement rapide et souple, légère, impulsive et curieuse. Alors qu’elle réside en un lieu de mort, elle semble bien plus vivante qu’un O’Well qui semble déjà presque éteint, comme s’il vivait par obligation, attendant une hypothétique libération d’un monde bien trop étriqué pour lui. Les scènes que les deux personnages partagent sont à la fois d’une poésie magnifique et d’une cruauté désarmante, soufflant sur un public captivé le chaud et le froid !

corps etranger

Crédit photo : Nolwenn Delcamp-Riss

Si le cimetière est l’un des espaces privilégiés du spectacle, sans doute celui où se dévoile le plus l’âme du Géant, le plateau recèle deux autres espaces tout aussi importants : ceux de l’apothicaire Mac Moose et du médecin Hunter. Des espaces très bien matérialisés par une scénographie réfléchie, astucieuse et cohérente. Les deux voisins d’O’Well y évoluent dans des environnements qui leur ressemblent, à base de bois chez l’apothicaire, et de métal et de verre chez le médecin.

Mac Moose l’apothicaire, joué par Paul Tronco, est un personnage dont la personnalité trouble est admirablement servie par l’interprétation du comédien, qui ne permet jamais vraiment au public de savoir sur quel pied danser. En effet, alors que son gigantesque voisin passe régulièrement le saluer lorsqu’il regagne sa maison, et qu’il semble sincèrement apprécier celui-ci, il entretient en parallèle une relation professionnelle secrète avec le Docteur Hunter dont il n’ignore pourtant pas l’intérêt obsessionnel pour le corps singulier d’O’Well. N’est-il qu’un intriguant cupide, ou son amitié pour celui-ci est-elle sincère ?

En ce qui concerne Hunter le naturaliste, les choses semblent nettement plus claires. C’est un homme froid, méthodique, à la logique personnelle implacable. Daniel Larrieu l’interprète avec une économie de mouvement saisissante et une diction précise et impérieuse. Le personnage fait froid dans le dos, et même si O’Well ne sait pas que c’est lui qui le veut et le traque, on comprend comment sa simple présence, insidieuse et maligne, peut affecter très concrètement la psyché du Géant. Le parcours dramatique du personnage au long du spectacle permettra de découvrir progressivement et avec subtilité ses quelques failles et fêlures, celles qui malgré sa froideur clinique en font un être humain et pas un robot, ce qui est peut-être pire encore en définitive…

On retrouve certains traits de caractère du médecin chez sa fille Molly, interprétée par Solenn Louër. La gamine, qui rencontre le Géant et commence par lui jeter des pierres car il ressemble à « un ogre », fait preuve d’une grande curiosité et d’un sang-froid très scientifiques sans doute hérités de son père. Mais elle est également espiègle et possède une grande ouverture d’esprit. Elle est « celle qui regarde » et qui « peu(t) (n)ous raconter ». Un personnage complexe, à la fois attachant et difficile à cerner. La comédienne l’interprète avec une justesse d’autant plus marquante qu’elle joue également un autre rôle radicalement différent, celui d’une femme forte au caractère bien trempé, assumant pleinement sa féminité, et dont je ne dévoilerai rien de plus ici pour en préserver le mystère.

Au-delà de sa galerie de personnages mystérieux et fascinants, et de leurs parcours tous émouvants, ce sont aussi les thématiques abordées et développées dans « Corps étrangers » qui en font une œuvre particulièrement marquante. Il y est beaucoup question de la différence évidemment, incarnée en O’Well, ce Géant dont la stature hors-norme fait la cible privilégiée des moqueries, des soupçons, de la convoitise… Mais plus encore que l’aspect étrange et exceptionnel d’un être tel que celui-là, c’est en filigrane la question du racisme qui est abordée avec subtilité, Hunter s’interrogeant carrément sur la présence ou non d’une âme dans un tel corps, et le cas échéant sur les dimensions de cette âme hypothétique.

Autre thème central du spectacle, la mort y tient un rôle tout particulier. Ses aspects morbides, terrifiants, physiquement repoussants, ne sont pas occultés, mais ne prennent pas non plus le pas sur une conception plus paisible, poétique, parfois attrayante, de ce terme ou de ce passage qu’elle est. D’ailleurs, O’Well ne va pas au cimetière pour se lamenter sur sa fille disparue, mais pour maintenir un contact, fantastique ou fantasmé, avec elle, dans une sorte de joie sereine qui ne donne jamais l’impression d’être malsaine ou mortifère.

Enfin, il s’agit beaucoup de solitude dans cette pièce. La solitude concrète et effective d’un O’Well dont le seul véritable lien est avec une morte, ou d’un Mac Moose qu’on ne voit jamais avec des gens qui ne sont pas des clients. Mais aussi la solitude d’un Hunter qui malgré sa vie de famille ne partage aucune véritable connexion émotionnelle avec celles qui la composent. Ou encore celle de Molly, la petite fille curieuse qui aimerait que son père lui accorde plus d’attention, mais que celui-ci maintient à distance, et qui s’attache donc petit à petit à « l’ogre » du village, celui avec qui elle n’est pas censée avoir quoi que ce soit en commun, qui lui fait un peu peur mais la fascine aussi. Ces solitudes que nous connaissons tous, pour les avoir vécues ou observées, celles qui se développent par le silence malgré la proximité, par l’indifférence feinte malgré la curiosité secrète, par les peurs et les pudeurs qui nous séparent les uns des autres alors que nous vivons ensemble.

Toutes ces raisons, et d’autres encore que je ne dévoilerai pas ici mais que vous aurez le plaisir de découvrir lorsque vous irez voir la compagnie la Sub jouer « Corps étrangers », en font un spectacle d’une très grande qualité. Singulier, fascinant, émouvant, puissant, il vous surprendra, vous glacera, vous remuera les tripes ; il vous fera également sourire et rire quand vous ne vous y attendrez pas, et ravira aussi bien vos yeux que vos oreilles tout au long de son heure quarante que l’on ne sent vraiment pas passer. Une pièce de théâtre à ne pas manquer, à l’affiche au Théâtre des Clochards Célestes jusqu’au 8 Avril !

 

Charles Lasry

Une réflexion sur “Corps étrangers, Théâtre des Clochards Celestes – Lyon

  1. coudol dit :

    je me suis laissée emporter par ce spectacle. merci vraiment de m’avoir embarquée dans votre univers!!!!!!!!!

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