L ogre et l’enfant

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18 octobre 2015 par nouvellesrepliques

Avec Jean Haderer, Lise Maussion et Damien Mongin.
du 6 au 10 et du 13 au 17 octobre 2015 à 19h30 Théâtre de l’Elysée Lyon

Attention chef d’œuvre ! Si je dis attention c’est qu’il faut vraiment faire attention. Car on pourrait facilement passer à côté. Parce qu’il faudra être extrêmement disponible, ne pas vouloir que ça aille plus vite, ne pas souhaiter plus, ne rien vouloir d’autre. Car c’est sûr on sort de là dérouté.
Le théâtre c’est… On croit toujours savoir ce que c’est. Et bien, après L’ogre et l’enfant je dis que je ne sais plus ce que c’est. Sauf peut-être le lieu où tout est possible, à condition de ne pas avoir peur et d’être intransigeant. Pour l’enfant il faut apprendre à ne plus avoir peur du noir, de la solitude et du silence. Pour l’artiste et pour le spectateur c’est à peu près pareil. Encore faut-il avoir la force de l’admettre. Quel pire cauchemar, quel pire monstre que l’ennui pour qui fait du théâtre ? Combien de spectacles à vouloir l’éviter à tout prix tombent dans la facilité ? Surtout n’ennuyons pas ! Mettons de l’action, du spectaculaire, de la performance et tout ira bien, on sera tous contents, acteurs applaudis devant spectateurs applaudissant : marché conclu. Mais plus il y a à voir, plus il est facile de regarder ailleurs. Plus il y a de sons, de paroles, plus on remplit et plus on s’accorde le droit de ne rien entendre. Mais ce soir : non. Il n’y aura pas d’échappatoire.
J’ai personnellement beaucoup rêvé avec ce qu’on m’a raconté du théâtre de Grotowski, ce fameux théâtre pauvre ! Et j’ai fini par me dire que c’était bien que ça ait existé, mais que comme ce n’était pas vraiment du « théâtre » tant pis si aujourd’hui plus personne n’avait la même exigence. L’acteur avec Grotowski, travaillait dur, à devenir presque un martyr. Le spectateur lui, rien n’était fait pour lui faciliter la tâche non plus, pas de fauteuil confortable et pas de pénombre pour s’assoupir discrètement. On n’était pas là pour discuter avec son voisin ou passer un bon moment. On était là parce que ça pouvait être radical, fort comme rien de pareil. On l’aura compris ce soir, j’ai vu quelque chose qui m’a détrompé. Il est possible de combattre sa peur et celle du public avec. Il est possible de faire avec trois fois rien une œuvre d’art totale. Alors oui, je ne dirai pas que « j’ai passé un bon moment ». Mais c’était mieux que ça ! On a éveillé tout mes nerfs, mon cerveau on l’a retourné dans tous les sens et mes tripes on les a tant prises et reprises que je ne sais si je pourrais un jour les repriser. Elles sont tout trouées d’émotion. J’aurais des milliers de choses à dire sur le spectacle. Et je n’ose les dire tant il y a un plaisir constant à interpréter et dans le silence, sans aucune parole avoir des sursauts de lucidité et voir sur le monde des choses qu’on avait jamais vues.
l ogre et l enfant
Il y a des gradins rudimentaires des deux côtés et la scène et au milieu tout en longueur. Le public se voit. Pas moyen, comme au cinéma, de profiter du noir pour pleurer. Un cube bleu à l’entrée de la salle est percé d’un rond de la taille d’un ballon d’où sort une lumière qui projette sur le mur blanc du fond un grand cercle. C’est la seule lumière, si ce n’est une douche qui nimbe le public d’une lumière diffuse. Au sol un lino bleu impeccable parcourt toute la scène et forme un monticule au fond qui peut servir de table pour certaines scènes. Devant le cube, un simple banc. Les acteurs sont assis parmi nous et le plus simplement du monde lorsqu’ils ne sont pas en scène ils regardent avec nous ce qui se passe. Pour bande son, exclusivement ou presque des morceaux de Nina Simone. Pour le reste, des ambiances sonores très explicites, nous indiquant toujours où nous sommes. Sinon tout le reste est dans le détail du jeu, dans cet effort des comédiens qui va au-delà de l’incarnation. Le minimalisme de la gestuelle, la précision extrême, l’intensité minutieuse du jeu nous donnent envie d’inventer un autre mot. On ne joue pas, on est.
L’actrice principale incarne, à défaut de mieux, disons cela, une SDF. Ça pourrait-être une Rom en Europe de l’Ouest aussi bien qu’une mexicaine aux Etats-Unis. On comprend très vite que ce soir, il nous faudra regarder sans enjolivement ce que d’habitude on ne veut pas voir : La misère, l’isolement, la solitude. La peau est maquillée pour être plus mate, le visage émacié, le corps décharné. Le travail d’incarnation est poussé si loin que l’actrice porte une prothèse déformant sa mâchoire. On ne peut alors s’empêcher de se dire que nos petites têtes blondes on fait le bonheur des orthodontistes. Qu’on a tous les mêmes dents sauf ceux dont la pauvreté est si grande qu’elle les défigure. Mais où est vraiment la monstruosité ? Dans cette bouche disgracieuse et en avant ou dans toutes ces dents uniformément blanches et droites ? Autre partie du corps marquée du sceau de la misère : la main droite infirme. A cette main justement elle va livrer bataille. Elle va essayer d’en reprendre possession, de déployer ses doigts, de retrouver une force d’action sur le monde. Il y a deux autres personnages. D’un côté un rat, qui n’est autre que son animal totem, sa psyché, bref un double et de l’autre côté son pendant inverse un homme blanc, bien habillé, propre sur lui. Elle, elle n’a pas le choix. Ni de s’isoler du bruit, ni de s’isoler du regard des autres. Lui, il est nu au début du spectacle. Jamais nu ne m’aura autant saisi. Il est nu parce qu’il a le privilège de pouvoir l’être. Il a un chez-lui, une chambre à lui. Là, il peut se dévêtir. Elle, elle ne peut pas. Elle a des petites poupées aux chevelures fluo qu’elle essaie de vendre. Personne n’en achète. Lui il a un porte document vide, signe des contrats, serre des poignées de mains. Il n’a rien à vendre et ce rien tout le monde en achète. L’absence d’accessoire et le décor minimaliste disent aussi la dématérialisation de notre monde. Deux personnes partagent la même terre mais s’ignorent et jamais ne se côtoient. Cependant aucun manichéisme. Lui aussi il est enfermé, dans tout autre chose. Lui aussi est sale, aussi sale qu’elle mais de tout autre chose. Si tout est lisse chez lui, il pue le pétrole et la finance. Si ces deux là ne se regardent pas un jour en face véritablement il n’y aura pas d’autre issue que le drame. Voilà la morale de cette fable et sans doute aussi celle de notre époque. Et dire qu’ils arrivent à dire tout ça sans un mot. Mais chut ! Regardons-nous.
Paul de Damvilliers

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